Gaspard Koenig, philosophe, publié le 19 mai 2025 dans Les Echos
En septembre 2021, je plaidais dans ces colonnes pour prohiber l’usage des réseaux sociaux avant 16 ans. Je me rappelle les vives réactions que cette proposition avait suscitées. J’étais ringard, antimoderne, liberticide. La mode était au contraire à distribuer des tablettes dans les écoles. Depuis, de nombreux pays ont avancé en ce sens, en particulier l’Australie, qui a voté l’année dernière l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Aujourd’hui, c’est le gouvernement français qui, par la voix de la ministre déléguée au Numérique, Clara Chappaz, tente de porter une telle mesure au niveau européen (pour les moins de 15 ans). Bravo !
En 2021, ma fille rentrait en sixième et je me promettais de lui interdire « le café et TikTok ». Elle termine à présent ses années collège et je peux témoigner que l’expérience fut concluante. Elle est bien intégrée à sa génération, jouit d’une grande liberté et textote joyeusement avec ses amis. Elle communique à coups d’émojis sur des groupes Snap ou WhatsApp, qui restent privés. Mais elle n’a toujours pas TikTok (ni Instagram) et n’en souffre nullement. Elle profite de son adolescence en fleurs sans polémiquer sur la situation au Proche-Orient ni imiter les influenceuses beauté. Une interdiction simple, claire et bien expliquée est tellement plus aisée à faire respecter que des restrictions byzantines, constamment à renégocier et à justifier !
Effets addictifs
A l’époque, je m’inquiétais des effets addictifs des algorithmes, dont l’impact sur les mécanismes de récompense du cerveau n’est plus à démontrer. De même que l’Etat est parfaitement dans son rôle quand il tente de préserver les écoliers du trafic de stupéfiants, il doit pouvoir les protéger du puissant psychotrope qu’est un fil d’actu. Il s’agit de favoriser la formation d’un esprit autonome, qui sera ensuite à même de faire ses propres choix. En refusant certaines libertés aux enfants, on garantit celles des adultes. C’est en tout cas sur cette fiction utile que repose notre ordre social. Il faut donc interdire les réseaux sociaux aux ados et légaliser le cannabis pour les adultes, tout le contraire des politiques actuelles.
De même que l’Etat est dans son rôle quand il tente de préserver les écoliers du trafic de stupéfiants, il doit pouvoir les protéger du puissant psychotrope qu’est un fil d’actu.
J’ai hélas le sentiment que cet argument est aujourd’hui trop modeste face à l’ampleur des dégâts. Nous sommes confrontés au risque immédiat d’une déculturation massive. On ne compte plus les études dénonçant la perte de la faculté de concentration, l’effondrement de la lecture, l’isolement social, les tendances dépressives et même les retards psychomoteurs, sans parler des risques de harcèlement. Tous les contre-discours sur le génie caché des nouveaux médias ou l’adaptabilité des jeunes cerveaux ignorent un fait indépassable : les réseaux sociaux ne créent pas de nouvelles possibilités cognitives, ils détruisent les précédentes. Le mois dernier, alors que je prenais innocemment mon petit déjeuner dans un hôtel poitevin en feuilletant un roman, le jeune serveur m’a félicité d’un air admiratif. Pour quel exploit ? Lire un livre ! Ce dont il m’a avoué ne plus être capable. Encore en ressentait-il une légère culpabilité. Demain, je serai simplement considéré comme un loufoque.
LIRE AUSSI :
DECRYPTAGE – Les réseaux sociaux, des machines à rendre accros les ados
ZOOM – TikTok, le roi de l’économie de l’attention
Quand les enfants sont prématurément plongés dans le grand bain des contenus adultes, il ne faut pas s’étonner qu’inversement les adultes deviennent des enfants. Dans le film « Anora », palme d’or à Cannes l’année dernière, un des personnages lance cette réplique culte lorsqu’on lui demande s’il possède un compte Instagram : « No, I’m an adult. ». Il est difficile de ne pas partager son accablement en voyant des femmes et des hommes d’âge mûr passer des heures à visionner des cascades de chats ou à fantasmer sur un mouchoir posé dans le compartiment d’Emmanuel Macron…
Abêtissement général
En fait, c’est tout l’idéal des Lumières d’un progrès universel fondé sur l’esprit critique et la diffusion des connaissances auquel nous nous apprêtons à renoncer. Il restera toujours une élite cognitive poursuivant la longue marche des arts et des sciences. Mais l’alphabétisation pourrait bien avoir atteint un pic. Certains chercheurs américains décrivent une « dumbification » à l’œuvre, un abêtissement général. Les rapports de l’OCDE, notamment le programme PIAAC, montrent une régression des compétences de base (lire, écrire, compter) en Europe au cours des dix dernières années.
LIRE AUSSI :
Réseaux sociaux : le cap des 5 milliards d’utilisateurs franchi
A quoi ressemblera un monde où la vaste majorité ne lira plus que des posts ? Quiconque a observé un groupe d’ados déjeunant en silence, chacun plongé dans son portable, ne peut que frémir à l’idée de ce que sera la vie politique dans dix ans. Des assemblées silencieuses, stressées et radicales. La culture apprend l’art de la nuance, la suspension du jugement, la rumination des pensées, l’échange intersubjectif. Les réseaux sociaux encouragent tout l’inverse. Déjà, des dirigeants comme Donald Trump semblent agir comme on tweete, impulsivement et catégoriquement. TikTok, c’est l’opium du peuple. En fin d’année dernière, la manipulation des électeurs roumains à coups de faux comptes et d’influenceurs rémunérés a mis la démocratie à l’épreuve des algorithmes. En perdant la capacité à s’autodéterminer, les citoyens se livrent aux escrocs et aux tyrans.
L’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans aurait l’avantage d’établir une reconnaissance collective de ces dangers, de fournir aux familles désemparées un cadre clair, et d’éloigner les jeunes de leurs écrans rendus moins attractifs. Elle sera d’autant plus crédible que les adultes montreront l’exemple !